Reconstitution d'un Repas des Humanistes du XVI dans la Maison d'Erasme
Erasme a vécu durant quelques mois (entre le 31 mai 1523 et le 28 octobre de la même année) à Anderlecht (Bruxelles), où il organise des somptueux "festins en paroles", décrits dans ses fameux Colloques (Convivia , parus en 1518) et au cours desquels le philosophe s¹ intéresse davantage aux nourritures spirituelles que terrestres.
Ce n¹est pas le cas de son confrère aîné Bartolomeo Sacchi, dit Platina, "préfet" de la bibliothèque vaticane. De honesta voluptate et valetudine, l¹ouvrage que ce dernier rédige quelques décennies plus tôt dans le plus pur esprit humaniste, contient des dizaines de recettes culinaires. Elles sont pour l'essentiel empruntées au Libro de arte coquinaria de maestro Martino, chef de cuisine du patriarche d'Aquilée; Platina l'aurait même aidé à rédiger son livre. Platina assortit en outre ses recettes de nombreux préceptes diététiques. De honesta voluptate est par ailleurs le premier livre de bouche imprimé (en 1473-5 à Rome). Il fait ensuite l¹objet d'innombrables réimpressions dans toute l¹Europe (à Venise, à Louvain, à Strasbourg, à Cologne, à Paris, à Bâle, où Erasme meurt en 1536) et est traduit dans différentes langues vernaculaires: italien, français, allemand. Erasme qui a voyagé à travers tous les pays ayant diffusé l'oeuvre de son illustre prédécesseur italien ne pouvait donc pas l'ignorer.
Le philosophe hollandais a non seulement séjourné en France, en Angleterre, en Allemagne, mais aussi en Italie. C¹est sans doute là qu'il s¹est familiarisé avec la très raffinée "cuisine des humanistes".
Le regretté professeur Jean-Louis Fandrin, fondateur de la gastronomie historique à l¹Université de Paris VIII, vouait un véritable culte à Platina. Il a même utilisé son nom francisé (Platine) comme pseudonyme pour,comme l'écrit le grand historien, livrer plus librement ses pensées à ses lecteurs, sans être tenu par l¹objectivité rigoureuse à laquelle le contraint sa profession. Les méditations gastronomiques de Jean-Louis Flandrin (aliter pseudo-Platine) ont d¹abord paru dans la revue L¹histoire et ensuite dans une monographie intitulée Chronique de Platine éditée à Paris en 1992 (sous la véritable identité du savant français).
Source bibliographique
La principale source des recettes provient de la version française de De honesta voluptate, élaborée sous la direction de Didier Cristol, prieur de Saint-Maurice près de Montpellier, et intitulée Le livre de honneste volupté et santé (dit aussi Platine en francoys, editio princeps, Lyon, 1505, réédité jusqu¹en 1588); Jean-Louis Flandrin en a transposé des extraits en français moderne dans sa Chronique citée. Une réimpression vient de sortir sous le titre de Platine en françois (Orthez, 2003) avec une préface posthume rédigée par Jean-Louis Flandrin et complétée par son disciple Silvano Serventi. Comme le relève Flandrin, l¹humaniste italien précise dans l¹introduction: ³ ce dont je parle, c¹est de la volupté à quoi tend la nature humaine, qui est tempérance et mesure². Plus loin, le "préfet" de la bibliothèque vaticane ajoute: " 'ai fait ce petit livre pour l¹honnête homme soucieux de sa santé et d¹hygiène alimentaire². Rien n¹aurait d¹avantage pu faire plaisir à Erasme mû par les mêmes préccupations1 . Le Platine en françois se distingue de la version originale par un traitement plus détaillé de la diététique. Parfois une préparation est ajoutée (la fromentée) et une autre supprimée (luganiche = une variété de saucisse sans doute trop italianissime pour Didier Cristol). Le chapitre des sauces est par ailleurs quintuplé. En effet, les Français en sont plus friands que les Italiens qui préfèrent arroser les mets d¹un filet de jus d¹agrumes.
La table, affirme Platine (p. 12), est semée de fleurs et des brûle-parfums distillent des essences odorantes. Le sol est recouvert de verdures. Les nappes et les serviettes sont blanches. On y place le sel (dans des salières qui sont souvent en pain) et le pain (petits pains ronds individuels). La vaisselle comprend: tranchoirs (individuels en pain), écuelles (pour aliments liquides et semi-liquides: une pour deux), plats de service en étain, céramique (cf. majolique) voire argent, aiguières, pichets et gobelets ou verres.
Erasme précise pour sa part que chaque convive dispose d¹un couteau, dont il se sert pour saisir les aliments solides et pour couper la viande (mais surtout pas comme cure-dents). Le mangeur dépose ce qu¹il prend sur son tranchoir. La cuillère qui permet de manger les liquides passe de main en main et de bouche en bouche et doit donc être soigneusement essuyée après chaque usage (coutume difficile à respecter dans notre univers individualiste, hyper- hygiénisé et stérilisé...).